Par PASCAL DE CROUSAZ – Docteur en relations internationales, Managing Director- Pictet Wealth Management
A travers cet entretien, notre expert de la région explique les raisons pour lesquelles, alors que la perspective d’un conflit ouvert entre l’Iran et les Etats-Unis semble encore lointaine, le risque d’erreur d’appréciation dans les deux camps est omniprésent.
Est-il trop tard pour sauver l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien signé en 2015 ?
Après être sortis unilatéralement de l’accord en mai 2018, les Etats-Unis ont posé 12 conditions draconiennes pour retourner à la table des négociations, une initiative que les Iraniens considèrent comme un appel à la soumission, si ce n’est un diktat.
En parvenant à «extraterritorialiser» leurs décisions et leurs sanctions, les Etats-Unis ont ainsi torpillé un accord qui avait pourtant l’aval de la communauté internationale. Pour eux, il s’agit d’anéantir les gains réalisés par l’Iran et ses alliés depuis le retrait américain d’Irak (2011) et la guerre civile syrienne, ainsi que de priver l’Iran d’armes balistiques destinées à satisfaire ses appétits géostratégiques dans la région (mais que le régime de Téhéran considère au contraire comme une force de dissuasion face à ses adversaires).
En tout état de cause, l’Iran se trouve privé des fruits de l’accord nucléaire et perd l’incitation à en honorer les clauses. Ses dirigeants ont donc récemment entamé une sortie graduelle et réversible de leurs engagements, puisque leurs contreparties ne les honoraient pas. Le régime en place pourrait d’ailleurs même être tenté de considérer la nucléarisation comme une assurance-vie ou comme une carte à abattre dans l’optique d’une éventuelle reprise des négociations avec les Américains.
Dans quelle mesure la crise actuelle pourrait-elle dégénérer?
En menaçant d’un retrait partiel, gradué et réversible de l’accord si les cinq autres signataires (hors Etats-Unis) s’avèrent incapables de tenir leur engagement de levée des sanctions, l’Iran tente de les mettre au pied du mur.
En cas d’échec, le pays pourrait alors se lancer dans une course vers le nucléaire. Mais dans un tel scénario, il se mettrait en délicatesse avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et courrait le risque de se voir condamné au Conseil de sécurité des Nations Unies, ce qui donnerait les coudées plus franches à l’administration Trump pour lancer d’éventuelles frappes aériennes. Les faucons américains ne reculeraient alors devant rien pour empêcher l’Iran de mener à bien son programme nucléaire. Cette perspective semble encore lointaine, mais elle pourrait impliquer des raids aériens et des tirs de missiles pour détruire les installations nucléaires iraniennes. Et si les superbombes (utilisées en 2017 en Afghanistan) ne suffisaient pas contre les installations les plus profondément enterrées, les Etats-Unis pourraient même aller jusqu’à se servir d’une arme nucléaire tactique.
Globalement toutefois, les deux camps semblent mesurer les risques de leur conduite et agir de manière rationnelle. L’Iran a mis en place une légère contre-pression, mais les incidents survenus récemment dans le Golfe restent limités. Le système décisionnel collégial de l’Iran joue d’ail- leurs un rôle déterminant pour limiter les dérapages, puisqu’il est composé d’institutions et de personnes possédant une grande expérience des relations internationales.
Aux Etats-Unis aussi, plusieurs mécanismes permettent de garantir l’équilibre des pouvoirs politiques (et militaires), et fonctionnent même lorsque le locataire de la Mai- son-Blanche tente de repousser les limites de ses prérogatives présidentielles. Dans tous les cas, au moment où ces lignes ont été rédigées (fin juin 2019), Donald Trump se montrait encore relativement prudent. Il possède certes dans son entourage des personnalités favorables à une intervention armée contre l’Iran, mais plus les élections présidentielles aux Etats-Unis approcheront, moins une campagne militaire prolongée et d’envergure devrait avoir les faveurs du président candidat à sa réélection.
Cela étant, le risque dans ce type de conflit est celui d’une confrontation militaire directe découlant d’un accrochage sur le terrain entre forces américaines et iraniennes (ou pro-iraniennes) dans le Golfe ou en Irak, et qui dégénérerait en affrontement ouvert. A priori, la lucidité des deux camps ainsi que le professionnalisme des structures de commandement et de contrôle limitent quelque peu ce scénario.
L’escalade du conflit pourrait également procéder d’une erreur d’appréciation, un schéma récurrent dans les crises au Moyen-Orient. C’est d’ail- leurs probablement le risque le plus dangereux dans la crise actuelle. De la part des dirigeants américains, cela consisterait par exemple à surestimer la capacité des sanctions à faire plier les Iraniens, ce qui inciterait les Américains à recourir à une intervention militaire, peut-être au moyen de frappes aériennes (du moins pour commencer).
Les dirigeants iraniens pourraient quant à eux sous-estimer la capacité ou la volonté de Donald Trump à recourir in fine à la guerre, malgré les risques encourus. Saddam Hussein avait lui-même fait ce mauvais calcul en envahissant le Koweït en 1990.
Combien de temps le régime iranien peut-il survivre aux sanctions actuelles? Peut-on envisager une situation analogue à celle du Venezuela?
Le délabrement de l’économie et du régime politique du Venezuela est à des années-lumière de la situation de l’Iran. Il semble donc peu probable que l’on assiste à un changement de régime initié par un soulèvement populaire et soutenu par une ingérence américaine. Pour y parvenir, il faudrait probablement que les Etats-Unis franchissent la ligne rouge en éliminant tous les dirigeants politiques iraniens, ou alors qu’ils envoient des centaines de milliers de soldats sur le terrain. De telles mesures risqueraient de déboucher sur un «Etat failli», comme l’Irak après l’invasion américaine de 2003. Précisons toutefois que les institutions iraniennes sont bien plus solides que leurs homologues irakiennes en leur temps, et bien plus proches d’une démocratie moderne.
Si un coup d’Etat devait avoir lieu en Iran, il serait plutôt initié par les radicaux du régime contre un président et un gouvernement jugés trop conciliants avec les Américains. Mais le président, modéré à l’origine, a donné des gages aux radicaux ces derniers mois, ce qui semble pour l’instant limiter ce risque.
La Chine et l’Europe semblent préférer rester sur la touche. Craignent-elles de contrarier les Etats-Unis?
Les Etats européens réagissent en ordre dispersé, sans trop de zèle, de toute évidence pour ne pas compliquer plus encore une relation transatlantique déjà malmenée. Le plus étonnant, c’est que ni Moscou ni Pékin, qui ont pourtant exprimé leur soutien rhétorique à l’Iran, ne se sont risqués à outrepasser trop ouvertement les mesures unilatérales américaines.
Pékin a sans doute déjà assez à faire avec son bras de fer commercial contre Washington.
Que doivent faire les investisseurs dans un tel contexte?
Jusqu’à présent, ni le marché pétrolier ni les marchés financiers ne se sont laissé impressionner par la montée des tensions dans le Golfe, alors que 30% de la consommation mondiale de pétrole transporté par mer transite par le détroit d’Ormuz.
Deux hypothèses sont possibles.
La première est que les acteurs du marché pèchent par excès de confiance, en préférant se focaliser uniquement sur les fondamentaux positifs de la croissance économique et, plus encore peut-être, sur le maintien des politiques monétaires accommodantes des banques centrales. Ils tendraient ainsi à sous-estimer les risques exogènes, géopolitiques dans le cas présent, qui sont toujours complexes à évaluer.
La seconde hypothèse est que les investisseurs apprécient au contraire correctement la situation géopolitique: in fine, aucun des deux Etats ne veut vraiment la guerre. Les joutes verbales et les incidents isolés ne sont que l’expression de gesticulations et de moyens de pression, et n’iront pas jusqu’à altérer la conjoncture économique et financière mondiale.
Cependant, si à ce stade, on peut se baser sur l’hypothèse de rationalité des décideurs iraniens et américains, et partir du principe qu’une confrontation militaire de grande envergure n’est pas le scénario le plus probable, il ne faut pas pour autant écarter les risques d’engrenage et d’escalade. Une surveillance étroite de l’évolution de cette crise dynamique et complexe s’impose dès lors à tout investisseur.
Un portefeuille diversifié, exposé sans excès aux actifs risqués mais comportant aussi des mécanismes d’atténuation des chocs, semble donc la réponse la plus appropriée aux temps troublés que nous vivons sur la scène géopolitique, dans le Golfe comme ailleurs.